© Geraldine-Aresteanu

Mortelle Adèle, petite fille irrévérencieuse passée maîtresse dans l’art des idées farfelues et de la répartie qui tue, connaît aujourd’hui un succès incroyable dans les cours d’école. Les enfants en raffolent. Derrière elle, c’est Antoine Dole, alias Mr Tan, qui est aux manettes. Auteur de centaines de livres, de bandes dessinées et de chansons, il a fait de son héroïne le porte-drapeau d’une enfance libre et forte, un guide par l’expérience de la capacité à s’affirmer et à s’aimer malgré les attentes et les carcans sociétaux.
Voici l’interview originale d’un auteur sensible et complexe, menée avec l’assistance d’Amélia, 10 ans et demi, fidèle lectrice de Mortelle Adèle.

  • Grandir Autrement : Votre premier roman parle de jeunes filles très abîmées par la vie, où il est question de prostitution, de blessure d’ego. Aujourd’hui, vous présentez Adèle, votre héroïne, de façon diamétralement opposée : c’est une petite fille forte et sûre d’elle que rien n’atteint. Comment expliquez-vous cette évolution dans vos personnages féminins ?
    Antoine Dole : Je n’avais pas vu cela comme diamétralement opposé ! Les difficultés que j’avais à 14 ans sont mon fil conducteur : des personnages qui ont du mal à affirmer leur identité, à poser les limites, à trouver leur place. Pour moi, Adèle est née de la colère que j’avais à 14 ans. Mes romans aussi parlent de colère, ce ne sont que différentes formes de colère, finalement. Adèle a une forme puissante, elle prend le contrôle, alors que dans mes romans, je formule plus un constat de ce que la colère et l’absence de capacité à se définir peuvent donner. Ce sont vraiment ces mécanismes-là qui m’intéressent en tant qu’auteur, l’absence de capacité à se définir ou à imposer aux autres qui on est.
  • C’est un prisme, en fait. Chaque œuvre, chaque approche ne seraient qu’une version différente de la même problématique, finalement ?
    Tout à fait. Je suis adepte de la théorie qui dit qu’un auteur passe sa vie à réécrire le même livre, mais en le regardant sous des angles différents. Je trouve que c’est assez vrai. J’ai publié plus d’une centaine de livres et, quand je les regarde, j’ai l’impression d’avoir toujours raconté la même chose, mais avec des éclairages différents. Comme j’écris pour tous les âges, forcément, ça éclaire les sujets avec des mots différents. Le parallèle peut sembler hasardeux, cependant quand on regarde mon premier roman, Je reviens de mourir1, et Mortelle Adèle, ça reste l’histoire de deux jeunes filles qui ont du mal à trouver leur place.
  • Vous avez écrit d’autres succès jeunesse où les enfants terribles ont la part belle, comme Le manoir Croquignole2, qui est une école pour apprendre à être un petit monstre.
    Oui, dans ce manoir, c’est une école qui vous apprend vraiment à explorer toutes les spécificités et les singularités de qui vous êtes, et qui, plutôt que de les polir et de les étouffer, les encouragent. On est vraiment dans le cas d’enfants qu’on encourage à être le petit monstre qu’ils sont amenés à devenir. C’est le cas dans d’autres de mes séries aussi, comme Simon Portepoisse3, l’histoire d’un petit garçon qui vit dans une famille dont le rôle est de livrer de mauvaises nouvelles aux humains, ou la série 109 rue des soupirs4, l’histoire d’un petit garçon qui est élevé par des fantômes. Donc on est toujours sur ce registre de célébrer le matériau qu’on a entre les mains plutôt que d’en faire autre chose.
  • Parmi toutes ces œuvres, qui paraissent de l’extérieur très variées puisque vous vous êtes même attaqué aux Lapins Crétins5, je note quand même une récurrence : c’est un registre plutôt sombre, plutôt effrayant, que ce soit les maisons hantées, le harcèlement, la prostitution, le rejet des parents, les mauvaises nouvelles… Tous vos personnages sont dans la douleur, dans la souffrance des travers de la société d’aujourd’hui. Tout cela n’est pas très rassurant. Cette part d’ombre vient-elle en catharsis pour toucher nos angoisses ?
    Oui, le mot catharsis est juste. J’ai cette sensation qu’on habite tous dans des maisons hantées. On est tous hantés par des présences qui sont passées dans nos vies. J’aime l’idée, sous des airs un peu fantastiques, de matérialiser des choses qui existent dans nos quotidiens. Par exemple, on passe notre temps à dire aux enfants que les monstres n’existent pas, moi je pense que c’est important de leur dire que si, ils existent, mais pas sous la forme à laquelle on s’attend, et c’est important de savoir qu’on peut faire quelque chose contre ces monstres-là. Nous avons tous une part en nous de monstruosité à dompter, une part de colère qui parfois nous déforme, et ce n’est pas la rejeter qui a du sens, c’est vraiment la comprendre, comprendre d’où elle vient et l’impact qu’elle a sur le monde autour de nous. C’est ce qui m’intéresse vraiment dans ce que j’écris : matérialiser au premier degré des choses qui existent à différents degrés dans nos quotidiens. Pour rebondir sur l’exemple de la prostitution, on doit tous apprendre à poser nos limites, en amour ou dans notre vie professionnelle ou autre, et parfois, on peut avoir la sensation de se donner en entier. La prostitution est une image jusqu’au-boutiste pour symboliser ça. C’est presque créer, à travers ces récits, des guides de survie.
  • Mortelle Adèle a été dessinée lorsque vous aviez 14 ans, mais quand avez-vous commencé à écrire ?
    Mes parents étaient commerçants, et je m’occupais en fabriquant des petits livres quand j’étais petit, vers 3-4 ans. Il n’y avait presque pas de livres à la maison, alors je ne sais pas trop d’où me vient ce goût des livres, mais je trouvais fascinant de pouvoir enfermer des émotions, des idées dans des boîtes. J’écrivais des hiéroglyphes qui ne voulaient rien dire, pour imiter l’écriture, et j’avais l’impression de raconter des histoires, et dessiner aussi a toujours existé. Après, ça s’est matérialisé à l’adolescence parce qu’on a eu un cours un jour avec un prof qui nous a parlé de mythologie égyptienne et qui nous a expliqué qu’à l’époque,on n’avait pas le droit de prononcer le nom des dieux parce que ça revenait à s’approprier une partie de leur pouvoir. En entendant ça, j’ai vraiment eu la sensation que si j’arrivais à mettre un mot ou un nom sur tout ce qui m’angoissait, tout ce qui me questionnait, tout ce qui m’interpellait, alors je pourrais m’en libérer un peu plus. C’est vraiment dans cette optique-là que j’ai commencé à écrire des journaux intimes.
  • L’écriture,est-ce avant tout une question d’intime alors ?
    Oui, pour moi, la littérature est toujours née de l’intime, de journaux intimes, c’est aussi pour ça que j’ai abordé des sujets difficiles. C’est vraiment une écriture qui s’est construite sur le ressenti, sur les émotions, sur les sensations. C’est difficile d’écrire sur autre chose quand on a une écriture qui est née des tremblements et des gargouillis dans le ventre.
  • Cette petite fille, Adèle, a été dessinée par vous en premier lieu. Vous vous êtes imaginé un contraire de vous pour surmonter le harcèlement que vous subissiez au collège. D’où vous est venue l’idée de la faire rousse, avec deux couettes, et ses sourcils toujours froncés comme si elle allait mordre ?
    La barre de sourcils d’Adèle est la première chose que j’ai dessinée. De la sixième à la quatrième, j’étais victime de harcèlement scolaire à des degrés très violents, avec des fractures ; on me disait tous les jours qu’il fallait que je me suicide, c’est allé vraiment loin. J’avais cette sensation de disparaître ; à un moment donné, les insultes, les avis et les cris des autres prenaient tellement de place que j’avais la sensation que ce que j’étais en prenait de moins en moins et que je finissais par disparaître. J’ai pris une feuille et j’ai tracé un trait comme pour ouvrir, pour fendre quelque chose. J’ai tout de suite dessiné deux yeux, pour qu’on me regarde. J’avais besoin que quelqu’un me regarde et me fasse exister à nouveau. Là se trouve l’impulsion d’Adèle. Ensuite, je l’ai construite en me disant que puisque rien de ce que je suis ne fonctionne avec les autres, je construirai quelqu’un qui est à l’opposé de moi. Je suis brun, elle est devenue rousse. Je suis un garçon, c’est une fille. J’étais timide, elle osait tout dire. Elle portait un uniforme parce que c’était étrange. Tout a un sens dans une création qui est à ce degré-là de l’intimité d’une personne, tout est nourri. C’était une capsule dans laquelle je me réfugiais, elle est née d’un moment fort de mon histoire personnelle. Je ne l’ai pas dessinée comme si je cherchais à faire quelque chose de joli. J’aimais Mafalda qui questionnait la norme ou Mercredi Addams avec son uniforme, et ça correspondait aussi à ce que je vivais à cette époque-là. C’est-à-dire que j’avais le choix de me conformer à ce que les autres attendaient de moi et d’essayer d’appartenir au groupe, ou au contraire de rester dans ma singularité et de l’assumer de plus en plus, que ça devienne de plus en plus solide et que ça me permette d’accomplir des choses. Ces personnes-là m’ont encouragé à ça, avec leur singularité à elles. Je pense que j’ai injecté tout ça dans ce qu’est devenue Mortelle Adèle au fil du temps.
  • Miss Prickly a été la dessinatrice des sept premiers tomes puis, à partir du huitième, Diane Le Feyer a pris la relève. Mais c’est votre dessin, votre graphisme, cette petite Adèle. Vous mettez tellement de vous dans cette «capsule» comme vous l’appelez. Est-ce que ça n’a pas été trop dur de la donner à quelqu’un d’autre, de la voir être dessinée par d’autres ?
    Si si, ça a été très difficile, à tous les niveaux ! Déjà, il a fallu la donner à une illustratrice, qui est repartie de mes croquis pour la dessiner. C’est aussi pour ça que ça a pris du temps. Il m’a fallu du temps pour être à l’aise avec ce principe. Je ne pouvais pas dessiner avec ma blessure au pouce, qui a duré très longtemps, et comme il fallait dessiner beaucoup en peu de temps – on a sorti quatre tomes la première année de quatre-vingt-dix pages chacun – c’était un rythme qui m’était impossible à tenir. Ensuite, il a fallu la donner à un éditeur. Puis il a fallu la donner aux lecteurs. Et ça a été très compliqué aussi. Pendant des années, j’ai mal vécu le fait qu’Adèle existe en dehors de moi, dans des livres, et ça m’a pris du temps pour me réconcilier avec cette idée et avec ce succès. Tout a été un travail. Adèle a toujours joué ce rôle-là dans ma vie depuis que j’ai 14 ans, de m’amener vers d’autres choses, de m’ouvrir des portes. Elle m’accompagne et a un vrai impact sur ma vie. J’ai dû apprendre à la faire exister en dehors de moi.
  • Aujourd’hui, le succès est effectivement là et Adèle développe une palette assez incroyable. Il y a notamment un spin-off6 avec son chat Ajax7. Est-ce qu’il a toujours été là, d’ailleurs ?
    Il y a deux personnages qui ont toujours été là : Ajax et Geoffroy. Ajax parce qu’il symbolisait tout le côté mignon de cette société qu’Adèle mettait de côté, donc elle l’a toujours repoussé. Geoffroy parce que je trouvais intéressant qu’il y ait cette espèce d’idée qu’on ne peut pas exister sans tomber amoureux, sans tomber dans la copartie de quelqu’un,et je trouvais intéressant qu’Adèle montre tout de suite qu’en rompant ce lien à l’autre, elle pouvait exister par elle-même et être forte par elle-même. Après, pour les autres personnages, au départ,les parents et les adultes n’existaient pas, on ne voyait que les jambes. C’est par la suite, quand on a travaillé sur la galerie des personnages secondaires, qu’on a travaillé sur le fantôme Magnus, sur Jade et Miranda, qui sont inspirées de filles de mon école quand j’étais petit, et sur Fizz, qui était mon hamster quand j’étais petit aussi.
  • Amélia : Lui donniez-vous vraiment du coca ?
    Non, mais c’était vraiment un hamster grizzly, extrêmement caractériel. Il mordait tout le monde, on ne pouvait pas l’approcher. Tout, en fait, dans Adèle est lié à des choses du réel. Par exemple, dans les tomes d’Ajax, il a un ami qui s’appelle Snow, qui est en fait mon chat dans la vraie vie, et qui est à côté de moi en train de dormir. Tout est injecté dans Adèle de sorte que cet univers soit extrêmement affectif pour moi.
  • Cette absence d’adultes au départ, était-ce une volonté ou était-ce que tout était tellement centré sur Adèle que le reste disparaissait ?
    Je pense qu’à l’âge de 14 ans, les adultes n’existaient pas pour moi. Je n’ai quasiment pas vu mon père, ma mère travaillait beaucoup. Dans mes soucis de harcèlement à l’école, les adultes n’étaient pas là non plus, ils ne s’occupaient pas du sujet. Le message, en ne dessinant que les jambes, était clair : je suis livré à moi-même, vous n’existez pas. Ils n’ont pas de visage, ils ne me voient pas.
  • Au-delà de cette absence de visage, ça dit aussi la rupture du dialogue entre les générations, le fait que les adultes sont au-dessus de l’enfant, dans une autre sphère.
    Oui, et je réalise que j’ai mis beaucoup de temps à faire exister les adultes, même dans mes textes. Les personnages n’avaient pas de parents, ou bien je n’en parlais pas. Les adultes sont venus au fur et à mesure mais ça n’a pas toujours été le cas. Du moins, c’est ce que je vois avec le recul que j’ai aujourd’hui. C’est intéressant d’écrire pour les enfants parce qu’ils ont cette capacité à prendre ce qui les aide à survivre aux choses. On a tendance à ne pas faire trop confiance aux enfants, à penser qu’un livre va les heurter, qu’une image va les choquer. Je pense qu’ils ont cette capacité à prendre ce qui les aide à avancer, à affronter quelque chose, et à laisser   le reste de côté. Même si certaines choses peuvent faire peur, il y a cette capacité à aller toujours vers le vivant que je trouve intéressante. Adèle est aujourd’hui devenue présente dans la vie de plus de dix millions d’enfants, en portant les messages qu’elle porte – à savoir qu’il faut être fier de qui on est, qu’il faut célébrer ce qui nous rend unique, que ce qui nous rend différent aujourd’hui nous permet d’accomplir des choses différentes demain – c’est la réussite de cette aventure. Tous ces enfants grandissent avec un personnage qui leur montre que ce qu’ils sont est valable, génial, précieux ; ils deviendront des adultes qui auront appris à apprécier cette singularité en eux et à transmettre cela à nouveau. C’est la magie qu’opère Adèle.
  • Et la magie, c’est aussi combien son univers est riche et s’élargit. Il y a des bandes dessinées, un magazine (pour le moment en pause), des jeux et un CD avec des chansons. Amélia a justement une question à ce sujet.
    Amélia : Pourquoi avez-vous voulu faire des chansons dans le Show Bizarre8?
    On passe beaucoup de temps à dire aux enfants de célébrer leur différence et de ne pas laisser les autres leur dire ce dont ils sont capables ou non. Je pense qu’une grosse partie des violences scolaires que j’ai subies étaient dues au fait que j’ai une voix qui a mué très tard, et on m’embêtait beaucoup à ce sujet quand j’étais adolescent. Et je trouvais que pour qu’Adèle soit une sorte d’énergie circulaire, que la boucle soit bouclée en somme, il était nécessaire d’aller vers un projet qui, moi, me complexait beaucoup. On n’avait pas de livres chez moi quand j’étais petit mais on avait beaucoup de musique,et avant de devenir romancier, je voulais devenir parolier. J’écrivais des chansons dans des carnets. Au collège, à cause des moqueries, j’ai appris à détester ma voix.Du coup, si on ne peut pas chanter les chansons qu’on écrit, ça complique vraiment les choses, alors j’ai mis de côté cet aspect-là de mon travail, même si j’ai continué à en écrire sans jamais les montrer à personne, comme des poésies. Et puis je me suis dit que c’était pas mal de montrer aux enfants que même nous,adultes,on a des choses à résoudre et à faire avancer, en allant vers la musique. J’ai créé Adèle parce que je n’arrivais pas à appartenir au groupe et aujourd’hui, Adèle revient et c’est elle qui a créé un groupe autour d’elle. On voit sur la couverture du Show Bizarre qu’elle est au milieu d’un groupe. C’est la résolution finale, on est partis d’une couverture où elle était seule dans le tome 1, et le fait d’écrire les chansons, de chanter moi-même sur l’album en me confrontant de nouveau à ce que j’avais appris à détester de ma voix, en réapprenant à l’aimer m’a permis d’y voir une boucle, un aboutissement. Tout cela en a fait un projet cathartique, plus pour moi que pour les lecteurs cette fois.
  • Amélia : Comment avez-vous trouvé les paroles ?
    J’ai écrit les paroles tout seul et c’est Guillaume Aldebert qui a composé les chansons. Il a fallu penser Adèle encore sous un autre prisme. C’est une petite fille qui est beaucoup dans l’action. Quand j’écris un scénario, je me demande beaucoup comment elle réagirait, comment elle mettrait le bazar, ce qu’elle répondrait. Ensuite, dans les romans, je me demande ce qu’elle ressent de ce qu’elle fait, donc, au-delà de l’action, quel est son cheminement intérieur qui mène à cette action. Ce sont des pensées qu’on ne voit pas quand on est dans la bande dessinée. Enfin, pour la musique, j’ai dû me demander ce qu’elle avait à dire. Autrement dit, au-delà des bêtises qu’elle fait, des interactions qu’elle a avec les gens, quels sont les sujets sur lesquels elle a envie de s’exprimer ? Qu’a-t-elle envie de célébrer ? Quelle vision du monde a-t-elle envie de partager ? Une chanson est plus courte qu’un texte et c’est plus puissant car ça peut nous attraper en quelques secondes alors qu’il faut du temps pour entrer dans un texte. Je me suis dit que c’était une petite fille qui prône la différence, qui célèbre la bizarrerie, qui n’a pas de pitié pour les relous, qui dénonce parfois le monde des adultes. De fil en aiguille, les chansons se sont écrites.
  • Concernant les produits dérivés, il y a aussi une peluche, des tampons… C’est incroyable.
    Oui, c’est Diane et moi qui sommes concepteurs de tous ces produits. Notre maison d’édition les produit, mais ils ne sont pas à l’origine des produits. En fait, notre travail avec Adèle, c’est comme élever une petite fille. Tous les jours on discute d’elle, de son avenir. Nous sommes comme deux parents qui avons la responsabilité de faire vivre un enfant, alors c’est important pour Diane et pour moi de tout concevoir, de la page de l’agenda jusqu’à la gomme, aux tampons. On donne tous les designs, toutes les envies, toutes les formes d’objets. Tout l’input créatif naît uniquement de Diane et de moi. Tous ces objets ont un sens d’ailleurs. Les tampons, par exemple : c’est important de laisser son empreinte, sa marque quelque part. J’ai beaucoup travaillé dans le hip-hop avant, et je trouvais fascinant le mouvement du graff, avec ces gens qui ont besoin de laisser leur trace pour montrer qu’ils existent et dire «je suis passé par ici». Le tampon rejoint cette notion-là. On tamponne un objet, pouf on l’a customisé, personnalisé, et pouf il est à nous. La peluche d’Ajax avait du sens aussi, parce que,quand j’étais petit, j’étais ballotté d’un endroit à l’autre et je n’avais qu’une peluche avec moi. C’est souvent le confident ou la présence qui rassure. On a refusé beaucoup de propositions, mais chaque chose qu’on fait autour d’Adèle est porteuse de sens pour nous.
  • Amélia : Pourquoi avez-vous arrêté le magazine ?
    Pour des raisons dont je ne peux pas te parler pour l’instant, mais il va y avoir des changements pour Adèle, dont je ne peux pas parler non plus… Mais l’arrêt est temporaire, il reprendra.
  • Il y a du top secret dans l’air ?
    Il va y avoir beaucoup de nouveautés très chouettes, mais on ne va peut-être pas continuer sous les formes que vous connaissez. Il y aura un changement de structure, on va dire.
  • En parlant d’avenir, est-ce qu’Adèle va un jour devenir adolescente ?
    Ce n’est pas quelque chose que je souhaite. Elle est née à un endroit où elle a été importante pour moi,et je pense que c’est à cet endroit-là qu’elle est importante pour les lecteurs, cette bascule difficile entre la pré-adolescence et l’adolescence. C’est un endroit de transformation, où c’est important qu’on nous rappelle l’importance de rester qui on est et d’en être fier. Par contre, je réfléchis à d’autres moyens de la faire grandir, et un beau moyen auquel je pense, c’est de montrer ce qu’elle aurait accompli en grandissant. Par exemple, qu’elle devienne auteur : faire des livres avec Adèle auteure, mais pas moi. Ou bien qu’elle devienne illustratrice. Qu’est-ce qu’elle aurait dessiné, qu’est-ce qu’elle aurait créé ? On est dans cette dimension-là, mais pas dans l’optique de la faire grandir physiquement. On a eu le cas avec des auteurs qui ont fait grandir leur héros, comme Julien Neel qui a fait grandir Lou et ça m’a fait de la peine en fait. Mais c’est comme voir grandir ses enfants, on a envie qu’ils restent ces petites créatures fascinantes qu’on côtoie, et moi j’ai le luxe, la magie de pouvoir faire qu’Adèle reste une petite fille explosive, créative, imaginative et qui n’a pas encore été abîmée par le monde.
  • Adèle deviendra-t-elle un jour grande sœur ?
    Non, je pense plutôt à un petit cousin qui serait très relou et avec qui ce serait le fight régulier avec Adèle. Un petit frère ou une petite sœur, je pense que les parents deviendraient fous, et puis ça commencerait à faire beaucoup de personnages réguliers. Un cousin peut être plus ponctuel.
  • Malgré tout ce qu’Adèle fait et dit, les parents comme la grand-mère restent d’une compréhension et d’une douceur à toute épreuve. Y avait-il une réflexion ou une volonté de faire à Adèle des parents qui sont dans une éducation non-violente ?
    Oui, c’est un souhait, déjà parce que c’est ma vision de comment il faut accompagner la croissance, le développement d’un enfant. Ce n’est pas en l’empêchant ou en le frappant, mais bien en l’accompagnant de façon fluide et en compréhension de qui il est. C’est aussi une façon de montrer aux lecteurs que, si ce ne sont pas leurs parents, ce seront d’autres personnes qu’ils croiseront sur leur chemin, mais qu’il y aura toujours quelque part une forme de bienveillance qui les attendra, envers ce qu’ils sont. Adèle est désobéissante mais elle est sur le versant de la désobéissance utile. Notre société s’est construite sur de la désobéissance utile, sur des gens qui ont à un moment donné refusé les lois, les normes, les usages pour déformer le monde et le faire évoluer. En tant que parents, on a peut-être l’idée que les enfants doivent écouter et ne doivent pas contourner les règles. Moi je pense que contourner les règles, quand elles vont à l’encontre de nos convictions et de qui on est, c’est important. C’est important de savoir dire non, de remettre en cause la parole de l’adulte. On le voit en ce moment, il y a beaucoup de questions sur le consentement. Ce sont des questions qui existent depuis des siècles et qui, en 2022, sont toujours autant sources de réflexion, alors qu’il n’y a rien de plus facile que d’apprendre que si ça nous heurte, il faut dire non. C’est important, à travers un personnage comme Adèle, de montrer aux enfants qu’ils peuvent le dire et poser leurs limites. Les héros ne sont là que pour nous inspirer, nous donner la matière dont on peut avoir besoin. À travers une petite fille comme Adèle, on montre qu’on peut être ferme sur ses positions, qu’on peut dire non, désobéir, refuser. J’ai préféré montrer cela sous un angle bienveillant, c’est-à-dire qu’autour d’elle, le monde le comprend et l’accepte plutôt que de montrer qu’elle se heurtait en permanence à des parents, à des adultes. Après, elle n’a pas non plus tous les pouvoirs, parfois elle finit dans sa chambre !
  • Est-ce qu’on aura un guide du consentement par Adèle comme on a pu avoir un guide du zizi sexuel par Titeuf ?
    Je pense que ce guide existe déjà et qu’il fait dix-neuf tomes. C’est plus important pour moi de le montrer par le vécu. Adèle n’est pas sous un angle moralisateur, normatif, institutionnel. Par ce qu’elle fait, elle nous encourage à être plus cool, plus nous-mêmes. C’est son quotidien qui est devenu ce guide. On reçoit beaucoup de courriers d’enfants qui nous écrivent que, grâce à Adèle, ils ne se laissent plus marcher sur les pieds à l’école, qu’ils se fichent d’être bizarres parce que c’est cool. Les enfants, comme je le disais tout à l’heure, savent aller vers ce qui leur fait du bien. Ils n’ont pas besoin qu’on leur livre un guide, c’est une façon de faire d’adulte !
  • Vous avez toujours voulu écrire, comme on l’a vu plus tôt. Aujourd’hui, vous faites de tout ! BD, romans, mangas, paroles de chanson, bientôt un film, une série télé… Est-ce un rêve facile à réaliser ?
    J’avais déjà tous ces rêves quand j’étais petit, mais j’ai appris qu’ils n’étaient pas tous réalisables. La société m’a appris qu’ils n’étaient pas tous réalisables. Aujourd’hui, je m’en ré-empare et je les accomplis. Ce que je vis maintenant est génial, mais j’ai passé ma vie à rencontrer des gens qui m’ont dit que tout ça n’est pas possible. Je me souviens qu’en première, j’ai fait lire ce que j’écrivais à ma prof de français, et elle m’a dit «Si tu veux devenir écrivain, ça ne marchera pas parce que tu n’es pas assez bon en grammaire, pas assez bon en orthographe, il faut que tu trouves autre chose.» Et j’ai pensé qu’elle avait raison. J’ai continué à écrire pour moi, notamment dans un blog, par lequel des éditeurs m’ont repéré, mais j’ai appris à croire que les rêves sont impossibles à atteindre. Alors que tout est possible ! Il faut apprendre à avoir confiance en soi et à s’écouter, et surtout à cesser de chercher l’approbation des autres, car c’est une quête sans fin. Il faut trouver sa légitimité soi-même. Voilà pourquoi j’en arrive à faire autant de choses à 40 ans : parce que j’ai arrêté d’écouter ceux qui me disent que ce n’est pas possible. Si les enfants arrivent à entendre ce message, ça donnera des enfants qui seront riches et épanouis.
  • Une série animée avec Adèle qui arrive, alors ?
    Oui, on y travaille. Il faut être un peu patient car la sortie est prévue pour fin 2023. Nous faisons les consultants créatifs, moi pour les scénarii et Diane pour les dessins. Il y a soixante-dix-huit épisodes à créer en dix-huit mois, avec une équipe d’une centaine de personnes derrière.
  • Amélia : Adèle aura-t-elle la même voix dans les animés que dans les chansons ?
    Oui, c’est Dorothée Pousséo qui continuera à être la voix d’Adèle.1

Propos recueillis par Laura et Amélia Boutevin-Vidal


1.Je reviens de mourir, Antoine Dole, Éditions Sarbacane (2008).
2 Le Manoir Croquignole, série en 6 tomes parus aux éditions Milan.
3 Simon Portepoisse, 2 tomes parus aux éditions Actes Sud (2019 et 2020).
4 109 rue des soupirs, série en 3 tomes parus aux éditions Casterman.
5 The Lapins Crétins, Luminys Quest, Tome 1, Éditions Manga Glénat (2022).
6 Spin-off: série dérivée.
7 Ajax, série en 3 tomes parus aux éditions Bayard jeunesse.
8 Mortelle Adèle, Show Bizarre ! Mr Tan, Diane Le Feyer, Éditions Bayard Jeunesse (2021).

Maman de 5 enfants, j'ai découvert Grandir Autrement plusieurs mois après la naissance de mon aînée, en 2011, par le biais d'une association nommée Pachamama (05). J'ai immédiatement trouvé formidable l'approche que le magazine faisait de la parentalité et toutes les précieuses informations sur le maternage que je pouvais y piocher. Grandir Autrement me donnait des pistes, des idées... m'ouvrait l'esprit! Sortir de mon carcan d'idées préconçues, hérité d'une éducation "classique" à la fessée, m'a pris un moment, un pas après l'autre. En prenant de la hauteur sur toutes ces choses, j'ai réalisé que cette aventure qu'est le "naître parent" se nourrit de partage, de rencontres, de doutes et de vérités qu'il faut chercher pour soi et par soi, avec son ressenti et sa sensibilité. Un cheminement sans fin, où parfois on fait marche arrière. Mon parcours est finalement très ordinaire. Mère au foyer dont les diplômes en sciences du langage et en FLE prennent la poussière, remplacés par les bavoirs et les bodies entre deux avions pour le bout du monde, proposer mon aide à Grandir Autrement m'a semblé aussi naturel qu'évident. Aujourd'hui, je m'occupe de loin en loin du blog de Grandir Autrement et je rédige quelques articles. La part du colibri, comme on dit!

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