
- Article issu du numéro 88 – La joie
Sans crier gare, vous vous êtes installés sur ma tête la veille de mes 30 ans. Était-ce dérangeant ? Honnêtement, non ! J’avais bien d’autres chats à fouetter que de vous regarder proliférer ! Je profitais de cette seconde jeunesse, passée celle de l’adolescence ; une vie de jeune adulte, plutôt mieux dans ses baskets, pour qui la seule préoccupation était de savoir où ses pieds l’emmèneraient, une fois le boulot terminé. C’est marrant de relier votre apparition à tous ces moments faits d’insouciance et de légèreté. L’on vous associe plus communément aux soucis, au stress. Ne dit-on pas « se faire des cheveux blancs » ?
Il faut dire que vous avez mauvaise presse. Aux yeux de la société, vous êtes le symbole d’une jeunesse qui s’étiole, du temps qui passe et ne reviendra pas. Vous suscitez des réactions extrêmes de rejet, à tel point que certain.es veulent vous cacher. Vous créez des inégalités de sexe : l’on vous considère charmants sur les tempes des hommes, tandis que des pluies de critiques s’abattent sur celles des femmes, que l’on juge négligées. Défilent alors des images stéréotypées de la sorcière aux cheveux gris filasse, quand les hommes bénéficient d’un champ sémantique plus adouci : des cheveux « poivre et sel ». Il vous arrive même de créer de la gêne quand, à la sortie des classes, des parents voulant rechercher leurs enfants se font appeler Papi et Mamie…
Nidification
Vous avez certainement trouvé ma chevelure à votre goût car, au fil du temps, vous vous êtes reproduits. Je peux maintenant vous compter par poignées. De filaments épars, vous avez muté en touffes ! Comment ai-je fait pour ne pas m’apercevoir de votre conquête ? Était-ce mes nuits hachées de jeune mère qui m’éloignaient de l’objet essentiel à votre contemplation ? Je n’avais point besoin de me mirer, devinant les cernes et ce sourire teinté de joie et de fatigue.
Quelque temps plus tard, j’ai pu mesurer toute l’ampleur de votre étendue, lorsqu’une de mes collègues m’a fait part de sa « bienveillante » remarque : « Oh la vache, qu’est-ce que tu as blanchi ! » À cela, je n’ai rien répondu. J’ai juste souri. Mes chers fils d’argent, je peux maintenant vous l’avouer, car du temps a passé : cette remarque, je me la suis prise en pleine figure ! J’y ai vu le reflet d’une société dans laquelle les femmes se jaugent, se jugent, loin de toute sororité. Naïvement, je pensais que les femmes devenues mères se serraient les coudes, dans le milieu professionnel, sans comparaison aucune. Je découvrais, à mon retour de congé maternité, un monde auquel je ne m’étais pas préparée, fait de bâtons dans les roues. Je débarquais dans un cercle fermé de mères bien décidées à protéger leurs acquis. Je m’en suis fait des cheveux blancs, à devoir légitimer des départs précipités pour rechercher mon enfant malade et, lorsqu’à l’annonce de ma deuxième grossesse ma cheffe m’a répondu : « C’est une mauvaise nouvelle, ça tombe mal en ce moment avec tous ces arrêts maladies », j’ai bien cru ne plus jamais retrouver ma couleur naturelle !
Accepter
Nous avons une relation en dents de scie, vous et moi. Je vous ai longtemps ignorés. Puis, du fait de votre invasion trop rapide et du regard que les autres portent sur vous, je me suis mise à vous observer de plus près. En soulevant les racines, en vous détaillant. Je suis passée de l’indifférence à l’obsession. J’ai commis l’imprudence de me débarrasser de vous. Délicatement au début, en tirant dessus, un par un, avec une pince à épiler, seule ou avec l’aide de mon compagnon. L’activité devenait un rituel, s’apparentant à celle des singes qui s’épouillent. Je ne mangeais pas mes cheveux blancs, je m’en défaisais. Puis sauvagement, sur un coup de tête, grâce à mes ciseaux bienfaiteurs, je vous ai coupés. Le rapport au cheveu est extrêmement bizarre. L’on est rarement content de sa texture. On le voudrait ondulé lorsqu’il est raide, épais lorsqu’il est fin, de teinte différente. Le mien est épais, bouclé, coloré naturellement. J’ai eu toutes les longueurs de cheveux, du très long au très court. Ma révolution capillaire n’a pas été de les teindre, mais de les couper. Quelle sensation de liberté que de se délester métaphoriquement d’un poids ! Jeune adulte, je me défaisais de mes boucles trop lourdes, de la représentation que la société se fait de la féminité, en arborant fièrement une coupe « à la garçonne ». C’était un acte engagé, féministe, qui me reconnectait à mon corps de femme.

C’est dans cette même démarche que je vous ai coupés, mes fils d’argent. J’avais besoin de me réapproprier ma tête. Depuis, je vous ai laissés revenir. L’on ne se débarrasse pas de vous comme cela. Vous êtes tenaces sur ma tignasse. Notre cohabitation est, cependant, beaucoup plus sereine. Par moment, vous disparaissez, puis réapparaissez plus nombreux. Ces mouvements de va-et-vient me conviennent. Me font sourire, un peu comme ces parties de cache-cache enfantines. Ces marques du temps qui passe s’associent plutôt bien à mes rides « du sourire », comme disent mes enfants. Je les accepte. Mieux, je les accueille.
Blanc soyeux
Je ne le savais pas, chers fils d’argent. Une fois que vous recouvrez toute la tête de vos hôtes, vous laissez place à une brillance et à une douceur soyeuse. C’est en passant la main dans la chevelure de ma mère que je m’en suis aperçue. Ce contact m’a émue, cela en était même sensuel. Ce serait d’utilité publique d’en informer celles et ceux qui cherchent, par tous les moyens et pas forcément les plus respectueux de l’environnement et de la santé, à vous cacher. Bien sûr, il y aurait moins de client.es dans les salons de coiffure. À la place des teintes bleutées-mauves, nous assisterions à un ballet de gris-blanc des plus seyants. Mais pour cela, il faudrait que le regard de la société change, s’affranchir des normes qui définissent les canons de beauté. Le cheveu se ternit ou resplendit à tout âge, en fonction du soin qu’on lui porte (je ne fais pas référence aux soins de beauté). La peau se ride, se tanne, se détend. En est-ce moins « beau » pour autant ?
Voilà, chers fils d’argent, ici s’achèvent mes réflexions vous concernant. Je n’aurais pas pensé vous dédier, un jour, une ode et encore moins la partager. Ce sont les réseaux sociaux qui m’ont inspiré cette envie de m’adresser à vous. Depuis peu, des femmes (rappelons que les hommes sont moins soumis aux injonctions du paraître) d’âges divers y exposent fièrement leurs mèches blanches. Je ne peux qu’approuver cette entrée en résistance face aux diktats liés à la jeunesse éternelle, au corps parfait modelé par l’industrie textile. Sachez, maintenant, que vous et moi vivons en harmonie.
Pour aller plus loin, en musique :
Amélie-les-crayons, Ch’veu blanc, Le Chant des Coquelicots, Neomme (2002).
Loïc Lantoine, The Very Big Experimental Toubifri Orchestra, Le Cheveu blanc, Nous, Irfan (2017).
Renaud, Cheveu blanc, À la belle de Mai, Ceci Cela (1994).
Anne Sylvestre, Chauve qui peut, Chante… au bord de La Fontaine, Epm (1997).