
- Article issu du numéro 92 – Nature, terre de jeux
Parce que, regardons bien : que leur demandons-nous au quotidien, que leur demande la société qui est la nôtre ? Inlassablement, on leur pose la même question, à tous les âges, comme s’il n’y avait rien d’autre à savoir sur eux, comme si seule leur réponse nous permettait de nous relier à l’être qui se trouve face à nous : « Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Quel métier exerceras-tu lorsque tu seras grand ? » Nous les abreuvons de « il faut », de « tu comprendras plus tard », de « dépêche-toi ! », sommations sapant toute tentative de connexion à soi, à son ressenti et à ses questionnements. Injonction est faite d’apprendre le passé, les dates, les noms, les frises, l’Histoire ; de mémoriser la conjugaison, les temps, les déclinaisons, la théorie ; de comprendre les maths aussi, la géométrie, l’espace ; de modéliser toutes les dimensions, sauf une.
Qui sommes-nous, vraiment ?
Aujourd’hui, nous savons plus ou moins qui sont tous nos ancêtres, comment se sont créés la Terre, notre galaxie, l’univers ; nous avons même recréé le son émis lors du Big Bang. Nous nous donnons les moyens de coloniser Mars, de retourner bientôt sur la Lune ; nous nous augmentons à outrance avec des gadgets de plus en plus sophistiqués, honteux de notre simple état d’êtres humains ; nous surfons sur le temps, les distances, les autres êtres vivants, humains ou non ; nous nous jouons des écosystèmes. Mais avons-nous simplement idée de qui nous sommes, de notre essence véritable ? Parce que nous, adultes, avons, pour la plupart, été élevés hors-sol, nous nous trouvons dans une situation que l’on pourrait qualifier de cocasse, si elle n’était pas désespérée : nous nous sommes complètement oubliés.
Faut-il vraiment ne pas se connaître pour se croire si imparfait. Faut-il vouloir combler un manque abyssal pour vouloir se compléter d’électronique. Faut-il ignorer l’amour véritable et tant manquer de confiance en soi pour quémander des cœurs et des pouces levés sur un écran de téléphone à longueur de journée.
Prendre conscience
À force d’être ailleurs, de courir après demain, après plus et après mieux, nous avons oublié ce que signifie être en vie sur cette Terre, unique planète habitable (jusqu’à nouvel ordre) et dans de si parfaites conditions.
Revenir au présent, c’est se souvenir de cela : c’est réaliser la magie de notre corps qui fonctionne sans rien demander, depuis bien avant notre naissance ; ces membres, ces cellules, ce sang, cette vie qui circule en nous sans même que nous y pensions. Ce souffle qui nous mène là où nous le souhaitons, nous permettant d’expérimenter notre temps ici avec l’efficacité de la perfection. C’est réaliser tous ces fils invisibles qui nous relient au vivant : contempler le va-et-vient de l’air qui entre dans nos poumons et nous permet de respirer, de faire battre notre cœur ; remercier les arbres, les océans qui rendent possible cette oxygénation de nos entrailles ; remercier la nature de nous permettre de manger, de grandir, de nous reproduire ; chérir la biodiversité ; prendre soin de cette chaîne alimentaire formidable à laquelle nous appartenons, de laquelle nous dépendons.
Ainsi, dans l’immobilité mouvante du présent, comprendre que nous augmenter ne nous rendra pas plus grand ; que quitter la Terre ne nous rendra pas plus fort ou plus intelligent ; que courir après le futur ne nous rendra pas plus vivant, et encore moins éternel. Et, dans cette humilité, nous relier à ce que nous sommes : des êtres humains, maillons (non indispensables) d’une chaîne aux rouages jusqu’alors parfaits, des êtres interdépendants. Nous inter-sommes, comme le nomme si justement le moine bouddhiste Thich Nhat Hanh. Nous existons parce qu’il y a le monde autour de nous. Sans lui, nous ne sommes plus.
Un fil du tissu
« Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux enfants de la terre. Si les hommes crachent sur la terre, c’est sur eux-mêmes qu’ils crachent.
Nous savons ceci : la terre n’appartient pas à l’homme, c’est l’homme qui appartient à la terre. Nous le savons : toutes choses sont reliées entre elles comme le sang qui unit une même famille.
Toutes les choses sont reliées entre elles.
Tout ce qui arrive à la terre, arrive aux enfants de la terre. L’homme n’a pas tissé la toile de la vie. Il n’est qu’un fil du tissu. Tout ce qu’il fait à la toile, il le fait à lui-même. »
Message du Chef indien Sealth1, 1854.
Fermons les yeux et respirons, ensemble : quand et comment un enfant peut-il découvrir qu’il est un « fil du tissu » ? Quand lui laisse-t-on l’espace d’appréhender sa place véritable dans la toile du vivant ? Quand a-t-il l’opportunité d’être et de goûter véritablement à l’essence de la vie ? Quand lui demandons-nous comment il se sent, là, tout de suite, dans son corps, dans son cœur ? Quand nous asseyons-nous à ses côtés pour regarder, ensemble, le soleil se coucher ou la lune danser avec les étoiles ? Quand a-t-il le bonheur de s’entendre respirer, de se regarder vivre et de contempler la vie autour de lui ?
Alors oui, laissons-le explorer qui il est, ses envies, ses émotions. Offrons-lui de se découvrir et, par extension, de découvrir la nature : qu’il la respire, la regarde, la touche. En la rencontrant, il se rencontrera lui-même et rencontrera son passé et son futur par la même occasion, simplement, par porosité. « D’un côté, nous sommes partie intégrante du Cosmos, écrit Michel Maxime Egger2. De l’autre côté, la nature est en nous. » L’être humain a un travail à faire de réappropriation de sa propre identité. Il doit se souvenir de qui il est. Et ce travail demande un retour à soi. Il nécessite d’être dans le présent. Présence au monde, à son souffle, aux battements de son cœur.
Revenir au présent
Après une COP26 qui a peiné à regarder en face le marasme dans lequel nous nous trouvons et à prendre les responsabilités qui sont les nôtres, peut-être serait-il grand temps d’offrir un angle de vue différent à nos enfants. À l’heure où notre rapport à la nature et à la Terre est l’enjeu crucial de la décennie en cours pour notre humanité, ce retour au présent des individus, et a fortiori des enfants, revêt d’autant plus un caractère d’urgence.
Revenir au présent ne veut pas dire ignorer le futur. Au contraire, ce dernier se construit dans le présent, pas ailleurs. Il faut être pour devenir. C’est lorsque nous fuyons le présent que nous abandonnons le futur. Cette étape de retour à l’ici et maintenant est cruciale.
Sans ce retour, l’enfant ne pourra jamais toucher du doigt sa valeur intrinsèque. Il pourra continuer de rêver d’un ailleurs, plus loin, plus grand. Un rêve qui n’existera jamais, parce que désincarné. Le laisser être, c’est lui donner le pouvoir de s’ancrer pour qu’il puisse se construire sur des bases solides, réelles. Alors seulement, il sera en mesure de rêver à la façon de bâtir un autre monde, dans le respect de la vie que nous sommes et qui est partout autour de nous.
« On ne protège que ce que l’on aime », disait le commandant Cousteau. Pour aimer, il faut connaître. Et pour ce faire, il faut être.
Offrir le présent est donc le plus beau cadeau que l’on puisse offrir à nos enfants. Un cadeau à tiroirs qu’ils ne cesseront de tirer et de chérir, tout au long de leur vie, et qui par ricochet, sera offert à toute l’humanité.
1 Extrait tiré du livre Écopsychologie pratique et rituels pour la Terre, Retrouver un lien vivant avec la nature, Joanna Macy et Molly Young Brown, Éditions Le Souffle d’Or (2008).
2 Écopsychologie, Retrouver notre lien avec la Terre, Michel Maxime Egger, Éditions Jouvence (2017).